dimanche 11 novembre 2007

Tosca etc.

Comme chez les Bach, on est musiciens de père en fils dans la dynastie Puccini. Le plus ancien membre de la famille dont on ait gardé trace, un Giacomo également, né en 1712, organiste de son état, était un ami du Père Martini. Formé dans la tradition, notre Giacomo sera lui aussi organiste de sa petite ville de Lucques, près de Pise, mais la famille est désormais pauvre et nombreuse : sept enfants, sans compter une fille morte en bas âge ! Le bon bourgeois que deviendra le compositeur de Tosca a connu une enfance fort impécunieuse, jouant çà et là du piano pour gagner quelques subsides, fût-ce dans des maisons borgnes (à l’instar de Brahms quelques années plus tôt). Une bourse lui permet d’aller étudier la musique à Milan, où il fait ses classes sous la houlette bienveillante de Ponchielli. « Curieux type d’étudiant, dira-t-il toutefois du génie en herbe : tous les jours, il m’apporte deux pages de musique, mais avec tant de taches d’encre que je n’ai pas le courage de les regarder ! » Mais le chemin emprunté est le bon, et l’élève nonchalant et paresseux s’est mué en étudiant acharné et ambitieux : son Caprice symphonique lui vaudra d’être dispensé de la dernière année de Conservatoire, et son premier essai opératique, Le Villi, écrit pour un concours, lui vaudra la reconnaissance du public – à défaut de celle du jury qui, ne pouvant déchiffrer sa partition, illisible, la rejette sans autre forme de procès ! – et le soutien de Boito. Cet hypersensible était éminemment susceptible devant les critiques, et pouvait s’en trouver abattu pour plusieurs mois. Quelque peu hypocondriaque, il disait que « la vie est un fardeau bien trop lourd à porter », ce qui ne l’empêchait pas de craindre la mort au point de se laisser séduire par des chirurgiens charlatans lui promettant un rajeunissement spectaculaire (en 20 à Berlin, et en 23 à Vienne), sans qu’il ose heureusement jamais passer à l’acte ! Il admirait Mozart, Beethoven (« l’essence de la musique » selon lui), Verdi, mais aussi Wagner – et par-dessus tout le Wagner de Tristan, des Maîtres-Chanteurs et de Parsifal ! – plutôt que ses contemporains Mascagni et Leoncavallo auxquels on l’associe pourtant volontiers, lui qui devait devenir l’apôtre d’une esthétique nouvelle, le Vérisme, ce Naturalisme transposé à la musique. C’est pourtant son fond Romantique qui transparaît le plus évidemment de ses œuvres, comme l’a remarqué Oscar Wilde, qui disait de lui : « C’est un Musset qui écrit avec des notes. » Car les sentiments et la vie qui foisonnent dans ses œuvres (« Quand j’écris un opéra, j’ai besoin de donner le sens de la vie ») restent essentiellement lyriques, et si ses personnages sont bien désormais ceux de la vie de tous les jours, souvent issus d’un milieu modeste (de Cio-Cio San à Minnie, en passant par Rodolpho et Mimi, et jusqu’aux bateliers de la Seine dans La Houppelande), son réalisme est toujours mâtiné d’une poésie inhérente à son harmonie audacieuse (Ravel admirait sa palette orchestrale, et Schönberg lui-même disait apprécier Tosca) et son sens extraordinaire du continuum scénique (hérité d’Otello et Falstaff, mais aussi des dernières oeuvres de Wagner). Si le compositeur ressent avec « une passion désespérée » comme il le dit lui-même, l’homme est beaucoup plus posé : très vite embourgeoisé grâce au succès de sa Manon Lescaut, il semble ne connaître d’autres plaisirs que ceux de la bonne chère (son diabète l’obligera à se réfréner de ce côté-là), la chasse et des gadgets que lui offre la modernité : automobiles et bateaux pour l’essentiel, profitant d’une vie paisible en hédoniste satisfait de son pré carré, plus enclin aux bons mots obscènes et grossiers (quelques épigrammes de son cru montrent sa verve rabelaisienne) qu’aux conversations salonnardes et mondaines (« Sono tanto orso » dira-t-il de lui-même). La mondanité, d’ailleurs, ne l’assomme pas seulement : elle le rend malade à l’avance ! Cela expliquera en partie sa haine de Paris (même s’il recherchera toujours la reconnaissance du public parisien, le plus important selon lui après celui de la Scala) et des voyages que la création de ses opéras lui occasionne souvent. On a longtemps glosé sur son rapport avec les femmes : il enlève Elvira, mariée à l’un de ses meilleurs amis, et vivra avec elle jusqu’à la fin de ses jours, l’épousant même (pour régulariser la situation de leur fils Antonio) en 1904, à la mort du mari. Mais après cette ruade bien peu conforme à son tempérament, Puccini, que l’on dit si vert, restera toujours très lié à son épouse, même après que sa jalousie maladive eut entraîné le suicide d’une de leurs bonnes, accusée à tort qui plus est. Seule sa relation avec l’Anglaise Sybil Seligman, cantatrice élève de Tosti à Londres, épouse d’un riche homme d’affaire, sera le contrepoint durable (leur amitié durera quelque vingt ans) d’une existence finalement fort banale et en tout point conforme. Conforme jusque dans son suivisme politique, qui lui vaudra les attaques des musiciens « alliés » lors du conflit de 14-18, ainsi que celles de Toscanini, qui lui reproche d’accepter les honneurs que lui propose le régime mussolinien (titre de "Senator del Regno" – qu’il modifiera en celui de "Sonator" ! – et honorariat de facto dans le parti fasciste).

mercredi 10 octobre 2007

Après Metz...

D’un certain vérisme


Ce terme désigne une école artistique italienne, littéraire et musicale essentiellement, axée sur la représentation de la réalité quotidienne et des problèmes sociaux. Issus du Naturalisme français, ces courants trouvent en Ruggiero Leoncavallo (1858-1919), dont Paillasse fit la gloire, et Pietro Mascagni (1863-1945), célèbre à 26 ans avec Cavalleria Rusticana, ses représentants les plus marquants. Puccini a immédiatement fait figure de nouveau chef de file vériste, dépassant ses collègues par la richesse de son orchestration et son génie dramatique. Mais s’il est vrai que ses situations sont des plus réalistes, que ses personnages sont ceux de la vie de tous les jours et que leurs problèmes ont un côté trivialement humain, son langage musical reste d’un raffinement et d’une poésie qui dépasse de très loin les « misérables petits cris humains » qui ont un temps semblé être le sceau de l’Ecole Vériste. Car, de fait, le Vérisme ne se contente pas de situations ancrées dans le quotidien des gens normaux : il impose à l’artiste un langage qui cherche lui aussi à s’adapter à cette nouvelle population à laquelle il s’adresse. Ainsi verre-t-on surgir une abondance d’effets musicaux simplifiés, plus propres à toucher un public moins cultivé, moins policé, que l’on aura tôt fait de qualifier de vulgaires et racoleurs. Le génie de Puccini est d’avoir refusé cette collusion entre des situations populaires et un style « grand public », et sa musique ne tombe que fort rarement dans de tels excès expressionnistes (quelques « cris » au deuxième acte de Tosca tout au plus) ; même son Tabarro, si proche de Paillasse par sa situation, par son action et ses personnages, montre qu’il n’est aucunement besoin de répudier les artifices les plus raffinés de son art pour donner à sentir les situations les plus brutales, voire les plus vulgaires. Dans La Traviata, Verdi portait sur scène une histoire extraordinairement vériste, sans jamais abdiquer ses principes musicaux. A l’inverse, l’ultime Puccini, chantre du vérisme aux yeux du public (sinon aux siens propres), trouve quelques-unes de ses plus géniales inventions dans le moins vériste de ses sujets, la très féerique Turandot !
JJG

mercredi 3 octobre 2007

A l'occasion des Troyens de Genève...

Berlioz écrivain



Ne pouvant vivre des seuls revenus de sa musique, Berlioz se voit très tôt contraint de « feuilletonner » dans des revues aussi diverses que le Correspondant, la Revue européenne, le Courrier européen, la Gazette musicale de Paris, ou encore le Journal des débats. Toujours à se plaindre de ce travail qui l’éloigne de la composition, Berlioz saura profiter de cette tribune pour promouvoir l’art nouveau. Dans une époque où les cabales font ou défont les carrières, avoir la possibilité de s’exprimer ainsi est un véritable pouvoir, que Berlioz exercera plus de 30 ans. Sa plume, il est vrai, n’est pas simplement celle d’un spécialiste, qui connaît de l’intérieur ce dont il rend compte : elle est d’une qualité littéraire remarquable, vive, acérée, subtile, acerbe, bouillonnante et enflammée, pleine de verve et d’invention (ce que ses livrets ne laissent pas toujours sentir). Il a l’art rare de saisir en quelques traits (cruels parfois, mais jamais injustes) l’élément distinctif qui permet au lecteur de se faire une idée non seulement précise, mais surtout inoubliable. Ses trois recueils d’articles A travers chants, Les grotesques de la musique, Les soirées d’orchestre sont d’une richesse narrative inouïe, Berlioz ne se contentant pas de rendre compte, mais jouant à faire son Hoffmann (n’avait-il pas songé à publier ses Soirées d’orchestre sous le titre Les contes de l’orchestre ?), mettant en scène de véritables personnages, doubles plus ou moins fidèles de lui-même (« Est-ce parce que certaines gens sont fous qu’ils s’occupent de musique, ou bien est-ce la musique qui les rend fous ?… ») où s’expriment tour à tour Florestan et Eusébius. Rien ni personne n’est épargné, pas même les grands de ce monde (« Un roi d’Espagne, croyant aimer fort la musique, se plaisait à faire sa partie dans les quatuors de Boccherini ; mais il ne pouvait jamais suivre le mouvement (…). Effrayés du désordre produit par le royal archet [les autres concertants] firent mine de s’arrêter : - Allez toujours, cria l’enthousiaste monarque, je vous rattraperai bien.. »). Leur lecture permet en outre de relativiser certaines idées préconçues que l’on a souvent sur l’art de Berlioz compositeur, sur son goût pour le gigantisme, par exemple, ou bien encore sur le « bruit » de son orchestre : on découvre en effet un Berlioz épris de finesse musicale (l’art des chanteurs allemands, opposés aux hurleurs dont le public apprécie la seule puissance sonore), d’intimité (ses vues sur la taille des salles de concerts et leur acoustique), voire sur les effets d’orchestre (« A la mesure X, il faut laisser tomber une pile d’assiettes ; cela produit un excellent effet », ironise-t-il au sortir d’un spectacle)… Ses Mémoires, publiés à titre posthume, valent eux aussi autant par leur qualité littéraire que pour la mine documentaire qu’ils renferment.
JJG

dimanche 9 septembre 2007

Une idée de la profondeur en peinture - Vermeer et Wotan

C’est au musée de Francfort que l’on trouve le célèbre Géographe de Vermeer. Depuis l'adolescence, je trouve à l’œuvre de Vermeer une fascination que je n'ai jamais su m'expliquer vraiment. La découverte de Proust ne devait pas être étrangère à cette fascination, que la lecture du Réelles présences de Steiner devait ranimer durant mes années de prépa. Depuis peu, j’essaie de voir ses tableaux au fil de mes voyages, Londres, Berlin, Dresde, et plus récemment, Francfort. 
Or, à New York, j'ai cru remarquer une chose aussi étrange que difficile à expliquer, et plus difficile encore à faire admettre. J'ai cru en effet avoir découvert la raison de mon rapport à Vermeer, si différent de celui que je pux avoir aux autres peintres, si géniaux qu’ils soient. Déambulant dans le Musée Frick, j’aperçus en effet au loin, dans une salle sur laquelle débouchait le couloir où je marchais, un Vermeer à côté duquel se trouvait un autre Hollandais. Etait-ce Le Concert interrompu ou La Dame et sa servante, je ne sais plus. Tout ce dont je me souviens, présent et vif comme si je venais d’en faire l’expérience, c'est d'avoir précisément senti alors la différence qu’il y a entre une œuvre qui vous invite à entrer dans son univers, qui vous happe et vous arrache de votre point de vue, et l’œuvre qui se contente de s’imposer à vous, de venir, par sa beauté et sa perfection même, prendre possession de votre propre monde. Différence entre le creux qui s’ouvre pour vous appeler à sa propre dimension, et ce qui se contente (c'est déjà beaucoup, me dire-vous) de vous enrichir, certes, mais en vous laissant à votre place. Ce dernier, au mieux, vous « scotche », comme on dit. La perfection « scotche ». L’imparfait ne « scotche » pas, ou pas de la même manière. Mais il peut davantage vous ouvrir les fenêtres de son propre univers, et vous sortir de vous-même. Il y a là extase, au sens le plus étymologique.
L’idée me plut, même si je me rends compte qu’elle ne fonctionne peut-être que pour moi. Mais quand un critique musical parle d’une voix rouge, d’un timbre pâle, est-il plus facilement compris ? Et la musique, justement, devait me conforter dans cette théorie : une récente réédition des enregistrements de Félia Litvinne me fit découvrir cette artiste qu’on disait exceptionnelle, et que les techniques d’enregistrements de l’époque ne surent pas capter correctement – la voix était trop grande, trop riche. Et pourtant, j’ai été plus que surpris quand j'ai commencé à entrevoir pourquoi je trouvais sa Mort d’Isolde si formidable malgré les conditions acoustiques terrifiantes. Suis-je à ce point tordu ? Le fait est qu’une fois encore, j’avais l’impression que cette Isolde m’entraînait à elle, Sirène d’un genre nouveau, au lieu de se contenter de me combler de son chant. Comme chez Vermeer, l’appel était flagrant.
Mais alors, pourquoi "Wermeer et Wotan" ? C'est qu'en découvrant le Géographe au musée de Francfort, c’est comme si soudain, je me suis rendu compte que tous les livres que j’avais pu lire sur Vermeer ne m’avaient pas donné à voir la bonne œuvre, l’œuvre dans toute sa complexité et sa profondeur. De fait, je voyais là soudain, dans l'immédiateté naturelle à l'image, comme une évidence, un condensé de l'essentiel de ce que Wagner avait tenté de mettre dans sa Tétralogie : l’histoire de Wotan.
Avec son globe au-dessus de lui, le géographe/Wotan tient son compas à la main, un compas qu’il ne pose pas sur le papier mais garde suspendu, suspendu à son regard vers le lointain. Ce lointain (temporel plus que spatial) qu’il tente d’embrasser, de comprendre, d’imaginer. Peut-être pas tant de comprendre que de façonner, à vrai dire. Son regard à travers la fenêtre opalescente est comme ce dialogue/monologue du deuxième acte de la Walkyrie, quand Wotan, parlant à sa fille, se parle à lui-même, parle à sa propre conscience, mettant des mots sur du ressenti pour en faire ressortir plus clairement l’ordre et la rationalité. Mais à vouloir l’inconnu, l’impensé, il/on se heurte à l’incommunicable. Comme ce géographe devant son papier blanc, le regard sur un horizon pas même encore visible, Wotan cherche à imaginer un autre monde, qu’il pense devoir (pouvoir ?) réécrire. Mais justement, c’est pour échapper à ce monde régi par ses propres lois car créé par lui qu’il cherche la nouveauté. Et réécrire lui-même le scénario de ce nouveau monde, ce serait risquer de retomber une fois encore dans le même problème. Il lui faut donc imaginer la manière de mettre en œuvre ce nouveau monde sans pour autant lui imposer sa marque, un monde où il ne serait plus le tenant des règles – et partant, leur prisonnier. Les terres connues sont rejetées hors du champ du tableau peint, et le monde est rangé sur une vieille armoire. Le démiurge est à l’œuvre.
JJG

samedi 8 septembre 2007

Les Amours d'Astrée et de Céladon

D'où vient que le dernier film de Rohmer nous semble plus exaspérant encore que d'ordinaire ? Du décalage constant entre l'attendu et ce que le cinéaste nous propose, sans doute. De fait, tout ce film semble n'être qu'un grand et pesant décalage. Si c'est voulu, alors chapeau bas, Maître - même si l'on peut se permettre de douter du bien fondé d'une telle entreprise.
Pourquoi, par exemple, confier un texte aussi délicat, aussi raffiné (dans l'esprit du moins, car le texte dit propose quelques surprenantes entorses à la langue chaste et châtiée à laquelle le cinéaste nous a habitués, nous y reviendrons) à des acteurs incapables de le dire avec grâce et naturel - à l'exception remarquable du formidable de Jocelyn Quivrin ? Le moindre mot sonne faux, le parasitage de "e" muets en fin de phrases (du genre : "Il va venireuh") côtoyant un irrespect arbitraire du respect des "e" muets au sein de ce qui semble pourtant être autant de vers blancs. Les chants aussi (celui d'Astrée, surtout, il est vrai) sont de véritables épreuves pour l'oreille, rappelant trop outrageusement les inflexions et les tics de nos jeunes Staracadémisables pour n'être pas souhaités par le réalisateur, c'est évident. Mais pourquoi ? Pourquoi tant de haine ? Et pourquoi malmener le français lui-même, quand on se targue de faire revivre l'une des perles de la littérature précieuse ? Certes, les ruptures de constructions, les anacoluthes et autres effets du même genre étaient non seulement fort goûtés de l'époque, mais tout bêtement autorisés par une langue pas encore aussi sclérosée que celle que nous ont léguée le XIXe siècle et l'ami Littré. Mais un tel fourre-tout aussi mal emballé (on ne peut s'empêcher de penser à quelque spectacle de patronage) peut-il sincèrement convaincre un public cinéphile ? De même que les amateurs d'opéra aiment encore voir Caballé sur les planches, même s'ils ne retrouvent absolument rien de ce qui fit sa gloire il y a quelque vingt ans maintenant, de même les idolâtres de Rohmer doivent-ils retrouver là le souvenir de ce qui fut le cinéaste de génie que l'on sait pour ressortir les yeux émerveillés de ce qui, disons-le, restera assurément l'un des pires pensums de cette rentrée 2007.
JJG.

In quelle trine morbide, Maria Callas, récital EMI, 1955

A tout seigneur, tout honneur : le premier article sera pour Maria Callas… Ce sont deux moments qui, d’emblée, quand je découvrais sur vinyle le bloc des récitals EMI de Maria Callas, se sont cristallisés dans ma mémoire. Deux miracles d’une artiste qui devait m’en faire connaître bien d’autres par la suite, il est vrai. "In quelle trine morbide", la première phrase, et la toute dernière, "Come un sogno gentile di pace e d’amore".
Montserrat Caballé s’y est montrée plus miraculeuse de pure beauté plastique, Freni en a peut-être plus naturellement encore le son, la pâte, naturels à l’héroïne de Puccini. Comme souvent chez lui, le chanteur doit commencer à nu. L’orchestre ne lui déroule aucun tapis sur lequel entrer plus facilement. A nu, c’est-à-dire en attaquant seul, donnant donc le ton, le son, les couleurs au lieu de se laisser porter et de se fondre dans celles que l’orchestre à créés pour vous. Puccini est redoutable pour cela. Tosca sera plus exposée encore, dans son fameux "Vissi d’arte". Et c’est sans doute ce qui fait cet enregistrement de Callas si bouleversant. Car plus qu’aucune autre, elle a su donner à sentir, par le seul artifice de sa voix, le "gelido mortal" dont le texte nous parle – mais qui semble presque inutile tant le chant se fait à lui seul image et émotion. Désarroi, solitude, peur, regrets, pleurs, tout est ici palpable, dans cette fragilité héroïque qui ne fut qu’à elle. Manon a préféré la riche existence auprès d’un barbon quand le jeune et fougueux des Grieux, malgré son amour passionné, ne pouvait lui offrir qu’un quotidien mal assuré. Coquette Manon, qui crut pouvoir élire le clinquant au détriment du cœur. On comprend que la voix tremble, que la rupture semble inéluctable. Le sourire tendre et nostalgique dans l’évocation de la "dimora umile", la vibration insensiblement accentuée sur le "sogno gentile di pace e d’amor", la moindre de ses inflexions serait à relever. Et pourtant, ce n’est pas l’effet qui prime ici, comme trop souvent chez les plus grands belcantistes. Jamais on ne se dit tout cela, jamais on ne se prend à analyser le travail de l’artiste, jamais on ne se dit : « Comme cela est bien fait ! Tu as vu ? » Non, jamais Maria Callas ne nous permet de nous détacher de la vérité du rôle qu’elle interprète, du réel de l’action qu’elle nous rend présent. Jamais on ne jouit du son pour le plaisir du son. C’est parce que je m’oblige à arrêter le disque, à faire cette dissection contre-nature, que chaque détail peut m’apparaître comme effet technique volontaire. Dieu sait que j’adore – le mot n’est pas trop fort – la façon dont Corelli termine son "Celeste Aida", attaquant forte l’aigu final pour le diminuer comme, à ma connaissance, personne ne l’a jamais fait ni avant ni depuis, soutenant un pianissimo charnu et timbré quand tant d’autres falsettisent, hurlent, ou abrègent. Mais le plaisir physique de l’exploit réalisé, le thrill épidermique prennent le dessus. Là, ce n’est pas la chair qui s’électrise ; ce sont les larmes qui montent aux yeux. L’âme est atteinte, par le corps, certes, bien sûr, mais c’est elle qui compte, pas lui. Quadrature insensée, quand on y pense, d’un art qui parle éminemment aux sens, et qui finit – quand le miracle a lieu – par ne plus toucher que l’âme. "Come un sogno gentile"
JJG