samedi 8 septembre 2007

In quelle trine morbide, Maria Callas, récital EMI, 1955

A tout seigneur, tout honneur : le premier article sera pour Maria Callas… Ce sont deux moments qui, d’emblée, quand je découvrais sur vinyle le bloc des récitals EMI de Maria Callas, se sont cristallisés dans ma mémoire. Deux miracles d’une artiste qui devait m’en faire connaître bien d’autres par la suite, il est vrai. "In quelle trine morbide", la première phrase, et la toute dernière, "Come un sogno gentile di pace e d’amore".
Montserrat Caballé s’y est montrée plus miraculeuse de pure beauté plastique, Freni en a peut-être plus naturellement encore le son, la pâte, naturels à l’héroïne de Puccini. Comme souvent chez lui, le chanteur doit commencer à nu. L’orchestre ne lui déroule aucun tapis sur lequel entrer plus facilement. A nu, c’est-à-dire en attaquant seul, donnant donc le ton, le son, les couleurs au lieu de se laisser porter et de se fondre dans celles que l’orchestre à créés pour vous. Puccini est redoutable pour cela. Tosca sera plus exposée encore, dans son fameux "Vissi d’arte". Et c’est sans doute ce qui fait cet enregistrement de Callas si bouleversant. Car plus qu’aucune autre, elle a su donner à sentir, par le seul artifice de sa voix, le "gelido mortal" dont le texte nous parle – mais qui semble presque inutile tant le chant se fait à lui seul image et émotion. Désarroi, solitude, peur, regrets, pleurs, tout est ici palpable, dans cette fragilité héroïque qui ne fut qu’à elle. Manon a préféré la riche existence auprès d’un barbon quand le jeune et fougueux des Grieux, malgré son amour passionné, ne pouvait lui offrir qu’un quotidien mal assuré. Coquette Manon, qui crut pouvoir élire le clinquant au détriment du cœur. On comprend que la voix tremble, que la rupture semble inéluctable. Le sourire tendre et nostalgique dans l’évocation de la "dimora umile", la vibration insensiblement accentuée sur le "sogno gentile di pace e d’amor", la moindre de ses inflexions serait à relever. Et pourtant, ce n’est pas l’effet qui prime ici, comme trop souvent chez les plus grands belcantistes. Jamais on ne se dit tout cela, jamais on ne se prend à analyser le travail de l’artiste, jamais on ne se dit : « Comme cela est bien fait ! Tu as vu ? » Non, jamais Maria Callas ne nous permet de nous détacher de la vérité du rôle qu’elle interprète, du réel de l’action qu’elle nous rend présent. Jamais on ne jouit du son pour le plaisir du son. C’est parce que je m’oblige à arrêter le disque, à faire cette dissection contre-nature, que chaque détail peut m’apparaître comme effet technique volontaire. Dieu sait que j’adore – le mot n’est pas trop fort – la façon dont Corelli termine son "Celeste Aida", attaquant forte l’aigu final pour le diminuer comme, à ma connaissance, personne ne l’a jamais fait ni avant ni depuis, soutenant un pianissimo charnu et timbré quand tant d’autres falsettisent, hurlent, ou abrègent. Mais le plaisir physique de l’exploit réalisé, le thrill épidermique prennent le dessus. Là, ce n’est pas la chair qui s’électrise ; ce sont les larmes qui montent aux yeux. L’âme est atteinte, par le corps, certes, bien sûr, mais c’est elle qui compte, pas lui. Quadrature insensée, quand on y pense, d’un art qui parle éminemment aux sens, et qui finit – quand le miracle a lieu – par ne plus toucher que l’âme. "Come un sogno gentile"
JJG

Aucun commentaire: