dimanche 9 septembre 2007

Une idée de la profondeur en peinture - Vermeer et Wotan

C’est au musée de Francfort que l’on trouve le célèbre Géographe de Vermeer. Depuis l'adolescence, je trouve à l’œuvre de Vermeer une fascination que je n'ai jamais su m'expliquer vraiment. La découverte de Proust ne devait pas être étrangère à cette fascination, que la lecture du Réelles présences de Steiner devait ranimer durant mes années de prépa. Depuis peu, j’essaie de voir ses tableaux au fil de mes voyages, Londres, Berlin, Dresde, et plus récemment, Francfort. 
Or, à New York, j'ai cru remarquer une chose aussi étrange que difficile à expliquer, et plus difficile encore à faire admettre. J'ai cru en effet avoir découvert la raison de mon rapport à Vermeer, si différent de celui que je pux avoir aux autres peintres, si géniaux qu’ils soient. Déambulant dans le Musée Frick, j’aperçus en effet au loin, dans une salle sur laquelle débouchait le couloir où je marchais, un Vermeer à côté duquel se trouvait un autre Hollandais. Etait-ce Le Concert interrompu ou La Dame et sa servante, je ne sais plus. Tout ce dont je me souviens, présent et vif comme si je venais d’en faire l’expérience, c'est d'avoir précisément senti alors la différence qu’il y a entre une œuvre qui vous invite à entrer dans son univers, qui vous happe et vous arrache de votre point de vue, et l’œuvre qui se contente de s’imposer à vous, de venir, par sa beauté et sa perfection même, prendre possession de votre propre monde. Différence entre le creux qui s’ouvre pour vous appeler à sa propre dimension, et ce qui se contente (c'est déjà beaucoup, me dire-vous) de vous enrichir, certes, mais en vous laissant à votre place. Ce dernier, au mieux, vous « scotche », comme on dit. La perfection « scotche ». L’imparfait ne « scotche » pas, ou pas de la même manière. Mais il peut davantage vous ouvrir les fenêtres de son propre univers, et vous sortir de vous-même. Il y a là extase, au sens le plus étymologique.
L’idée me plut, même si je me rends compte qu’elle ne fonctionne peut-être que pour moi. Mais quand un critique musical parle d’une voix rouge, d’un timbre pâle, est-il plus facilement compris ? Et la musique, justement, devait me conforter dans cette théorie : une récente réédition des enregistrements de Félia Litvinne me fit découvrir cette artiste qu’on disait exceptionnelle, et que les techniques d’enregistrements de l’époque ne surent pas capter correctement – la voix était trop grande, trop riche. Et pourtant, j’ai été plus que surpris quand j'ai commencé à entrevoir pourquoi je trouvais sa Mort d’Isolde si formidable malgré les conditions acoustiques terrifiantes. Suis-je à ce point tordu ? Le fait est qu’une fois encore, j’avais l’impression que cette Isolde m’entraînait à elle, Sirène d’un genre nouveau, au lieu de se contenter de me combler de son chant. Comme chez Vermeer, l’appel était flagrant.
Mais alors, pourquoi "Wermeer et Wotan" ? C'est qu'en découvrant le Géographe au musée de Francfort, c’est comme si soudain, je me suis rendu compte que tous les livres que j’avais pu lire sur Vermeer ne m’avaient pas donné à voir la bonne œuvre, l’œuvre dans toute sa complexité et sa profondeur. De fait, je voyais là soudain, dans l'immédiateté naturelle à l'image, comme une évidence, un condensé de l'essentiel de ce que Wagner avait tenté de mettre dans sa Tétralogie : l’histoire de Wotan.
Avec son globe au-dessus de lui, le géographe/Wotan tient son compas à la main, un compas qu’il ne pose pas sur le papier mais garde suspendu, suspendu à son regard vers le lointain. Ce lointain (temporel plus que spatial) qu’il tente d’embrasser, de comprendre, d’imaginer. Peut-être pas tant de comprendre que de façonner, à vrai dire. Son regard à travers la fenêtre opalescente est comme ce dialogue/monologue du deuxième acte de la Walkyrie, quand Wotan, parlant à sa fille, se parle à lui-même, parle à sa propre conscience, mettant des mots sur du ressenti pour en faire ressortir plus clairement l’ordre et la rationalité. Mais à vouloir l’inconnu, l’impensé, il/on se heurte à l’incommunicable. Comme ce géographe devant son papier blanc, le regard sur un horizon pas même encore visible, Wotan cherche à imaginer un autre monde, qu’il pense devoir (pouvoir ?) réécrire. Mais justement, c’est pour échapper à ce monde régi par ses propres lois car créé par lui qu’il cherche la nouveauté. Et réécrire lui-même le scénario de ce nouveau monde, ce serait risquer de retomber une fois encore dans le même problème. Il lui faut donc imaginer la manière de mettre en œuvre ce nouveau monde sans pour autant lui imposer sa marque, un monde où il ne serait plus le tenant des règles – et partant, leur prisonnier. Les terres connues sont rejetées hors du champ du tableau peint, et le monde est rangé sur une vieille armoire. Le démiurge est à l’œuvre.
JJG

samedi 8 septembre 2007

Les Amours d'Astrée et de Céladon

D'où vient que le dernier film de Rohmer nous semble plus exaspérant encore que d'ordinaire ? Du décalage constant entre l'attendu et ce que le cinéaste nous propose, sans doute. De fait, tout ce film semble n'être qu'un grand et pesant décalage. Si c'est voulu, alors chapeau bas, Maître - même si l'on peut se permettre de douter du bien fondé d'une telle entreprise.
Pourquoi, par exemple, confier un texte aussi délicat, aussi raffiné (dans l'esprit du moins, car le texte dit propose quelques surprenantes entorses à la langue chaste et châtiée à laquelle le cinéaste nous a habitués, nous y reviendrons) à des acteurs incapables de le dire avec grâce et naturel - à l'exception remarquable du formidable de Jocelyn Quivrin ? Le moindre mot sonne faux, le parasitage de "e" muets en fin de phrases (du genre : "Il va venireuh") côtoyant un irrespect arbitraire du respect des "e" muets au sein de ce qui semble pourtant être autant de vers blancs. Les chants aussi (celui d'Astrée, surtout, il est vrai) sont de véritables épreuves pour l'oreille, rappelant trop outrageusement les inflexions et les tics de nos jeunes Staracadémisables pour n'être pas souhaités par le réalisateur, c'est évident. Mais pourquoi ? Pourquoi tant de haine ? Et pourquoi malmener le français lui-même, quand on se targue de faire revivre l'une des perles de la littérature précieuse ? Certes, les ruptures de constructions, les anacoluthes et autres effets du même genre étaient non seulement fort goûtés de l'époque, mais tout bêtement autorisés par une langue pas encore aussi sclérosée que celle que nous ont léguée le XIXe siècle et l'ami Littré. Mais un tel fourre-tout aussi mal emballé (on ne peut s'empêcher de penser à quelque spectacle de patronage) peut-il sincèrement convaincre un public cinéphile ? De même que les amateurs d'opéra aiment encore voir Caballé sur les planches, même s'ils ne retrouvent absolument rien de ce qui fit sa gloire il y a quelque vingt ans maintenant, de même les idolâtres de Rohmer doivent-ils retrouver là le souvenir de ce qui fut le cinéaste de génie que l'on sait pour ressortir les yeux émerveillés de ce qui, disons-le, restera assurément l'un des pires pensums de cette rentrée 2007.
JJG.

In quelle trine morbide, Maria Callas, récital EMI, 1955

A tout seigneur, tout honneur : le premier article sera pour Maria Callas… Ce sont deux moments qui, d’emblée, quand je découvrais sur vinyle le bloc des récitals EMI de Maria Callas, se sont cristallisés dans ma mémoire. Deux miracles d’une artiste qui devait m’en faire connaître bien d’autres par la suite, il est vrai. "In quelle trine morbide", la première phrase, et la toute dernière, "Come un sogno gentile di pace e d’amore".
Montserrat Caballé s’y est montrée plus miraculeuse de pure beauté plastique, Freni en a peut-être plus naturellement encore le son, la pâte, naturels à l’héroïne de Puccini. Comme souvent chez lui, le chanteur doit commencer à nu. L’orchestre ne lui déroule aucun tapis sur lequel entrer plus facilement. A nu, c’est-à-dire en attaquant seul, donnant donc le ton, le son, les couleurs au lieu de se laisser porter et de se fondre dans celles que l’orchestre à créés pour vous. Puccini est redoutable pour cela. Tosca sera plus exposée encore, dans son fameux "Vissi d’arte". Et c’est sans doute ce qui fait cet enregistrement de Callas si bouleversant. Car plus qu’aucune autre, elle a su donner à sentir, par le seul artifice de sa voix, le "gelido mortal" dont le texte nous parle – mais qui semble presque inutile tant le chant se fait à lui seul image et émotion. Désarroi, solitude, peur, regrets, pleurs, tout est ici palpable, dans cette fragilité héroïque qui ne fut qu’à elle. Manon a préféré la riche existence auprès d’un barbon quand le jeune et fougueux des Grieux, malgré son amour passionné, ne pouvait lui offrir qu’un quotidien mal assuré. Coquette Manon, qui crut pouvoir élire le clinquant au détriment du cœur. On comprend que la voix tremble, que la rupture semble inéluctable. Le sourire tendre et nostalgique dans l’évocation de la "dimora umile", la vibration insensiblement accentuée sur le "sogno gentile di pace e d’amor", la moindre de ses inflexions serait à relever. Et pourtant, ce n’est pas l’effet qui prime ici, comme trop souvent chez les plus grands belcantistes. Jamais on ne se dit tout cela, jamais on ne se prend à analyser le travail de l’artiste, jamais on ne se dit : « Comme cela est bien fait ! Tu as vu ? » Non, jamais Maria Callas ne nous permet de nous détacher de la vérité du rôle qu’elle interprète, du réel de l’action qu’elle nous rend présent. Jamais on ne jouit du son pour le plaisir du son. C’est parce que je m’oblige à arrêter le disque, à faire cette dissection contre-nature, que chaque détail peut m’apparaître comme effet technique volontaire. Dieu sait que j’adore – le mot n’est pas trop fort – la façon dont Corelli termine son "Celeste Aida", attaquant forte l’aigu final pour le diminuer comme, à ma connaissance, personne ne l’a jamais fait ni avant ni depuis, soutenant un pianissimo charnu et timbré quand tant d’autres falsettisent, hurlent, ou abrègent. Mais le plaisir physique de l’exploit réalisé, le thrill épidermique prennent le dessus. Là, ce n’est pas la chair qui s’électrise ; ce sont les larmes qui montent aux yeux. L’âme est atteinte, par le corps, certes, bien sûr, mais c’est elle qui compte, pas lui. Quadrature insensée, quand on y pense, d’un art qui parle éminemment aux sens, et qui finit – quand le miracle a lieu – par ne plus toucher que l’âme. "Come un sogno gentile"
JJG