« … n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? »
Paul Valéry, Eupalinos ou l’architecte.
Paul Valéry, Eupalinos ou l’architecte.
Architecture. Ce n’est pas le mot qui vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on pense musique. Composer, c’est pourtant faire œuvre d’architecte, même si les matériaux sont ici sonores. Quant à l’interprète, quel architecte il doit être pour donner forme, et donc vie, à l’œuvre qui sans cela, difforme à proprement parler, ne serait pas même l’ombre d’une idée – tout au plus, l’ombre d’une ombre, bonne à laisser au fond de la Caverne. Trouver – retrouver plutôt – les structures pour mieux les donner à sentir, à entendre, à comprendre (une compréhension sans mots, bien entendu). Et construire le discours, ce parcours où les sons vont devoir trouver leur sens, leur logique, leur beauté aussi, qui naît avec elle. Les dynamiques sont ici essentielles, dynamiques en termes d’intensité sonore – et dieu sait que le piano en est friand : il le porte dans son nom d’origine, piano forte ! – ou de couleurs, dynamiques dans l’énergie qui propulse une phrase pour indiquer à l’auditeur où elle va, et pourquoi elle y va. Bienheureux le mélomane qui se laisse entraîner dans ce chemin périlleux, innocent des affres de celui par lequel le son se fait, par les doigts duquel le chemin se matérialise. Il ne sait pas quels doutes doivent assaillir son guide à chaque pas, avant chaque décision. Quel son ? Quelle nuance ? Quelle ligne adopter ? Comment enchaîner ces misérables notes pour leur donner leur réelle présence, pour qu’elles prennent réellement corps ? Certains, on le sait, passent outre cette ascèse ; la morale n’est pas leur fort, et les doigts règnent en maîtres. Mais à ne jouer que les notes, la musique finit par se perdre.
Dans son tout récent disque Chopin, le pianiste français Alain Planès réalise un miracle comme on en entend trop peu. Un poète parle, et parle haut. Simple, mais haut. Choisissant de retrouver les vestiges du maître lui-même, il joue un programme inspiré de l’un des trop rares concerts que donna Chopin. C’était un certain 21 février 1842, dans les salons Pleyel, 20 rue Rochechouart à Paris – un lundi, à 8 heures du soir, nous indique la Gazette. De quoi se remettre un peu dans l’imaginaire propre du compositeur-interprète, loin des sacro-saintes intégrales que l’on se croit obligé de nous asséner aujourd’hui. De fait, quelques Préludes, Etudes et Mazurkas s’enchaînent sans souci de respect pour les numéros d’opus, les ordres d’apparition dans la suite d’un cycle. Il se permet même ici de jouer les éléments d’un même opus dans un ordre contraire à celui de leur publication ! Comme Chopin…
Mais la clé ultime de ce monde qui s’ouvre ici à nous, c’est peut-être dans le choix du piano qu’il faut la chercher. Un Pleyel de 1836, tout semblable à ceux que Chopin devait lui-même avoir l’habitude de jouer, riche de cette sonorité qu’il avait très certainement dans l’oreille – même si, en toute bonne logique, les quelque 170 ans qui nous séparent de l’époque où cet instrument fut fabriqué, nous obligent à prendre son rendu sonore comme un témoignage, non pour une certitude. C’est pourtant de ce Pleyel qu’Alain Planès tire l’essentiel de son inspiration. Tout ici ouvre à de nouveaux horizons d’écoute, vers des structures que l’on n’aurait pas soupçonnées sur d’autres claviers, et sous d’autres doigts. De fait, le clavier, entendons-nous bien, n’est pas le sésame suffisant. D’autres se sont déjà essayé à ces reconstitutions, que leurs doigts, leur imaginaire, leur sensibilité n’ont pas su mener à un tel résultat. Planès, lui, il faut le croire, était davantage prêt à ce voyage – question de technique, d’imaginaire, de sensibilité, de maturité aussi sans doute. Il ne nous dit pas : « écoutez, voyez comme cela devait sonner à l’époque de Chopin ». Plus humble, plus audacieux aussi pourtant, il nous donne à entendre un Chopin tel qu’en lui-même enfin. L’instrument, chez d’autres, fait sentir des limites. On se dit que sur un Steinway moderne, le résultat aurait été plus brillant, plus puissant, plus éclatant – et sans doute plus prévisible aussi. Planès, lui, a oublié le Steinway de ses études et a fait sien ce Pleyel, dont ses doigts semblent n’être qu’une partie, quelque improbable milieu – on voudrait hasarder : medium. D’emblée, les structures se dévoilent, limpides, évidentes, obvies. Le chemin que prend chaque ligne, la dynamique de chaque contre-chant ont la force du nécessaire. Jamais (et on connaît son Chopin, d’oreille, de doigts aussi) on n’aura entendu cette musique se construire devant nos yeux (l’œil de l’oreille…) avec cette assurance tendre et ferme à la fois. La douceur n’est pas mièvrerie salonnarde. La puissance n’est pas excitation de broyeur d’ivoire romantique. Ce n’est pas que Cortot, François, Perlemuter et consorts se trouvent d’un coup balayés, relégués à quelque fantaisie de l’humeur, la leur – aussi fidèle, aussi juste que possible, mais certainement pas aussi originale. Avec eux, sous leurs doigts, Chopin semblait bel et bien revivre. Rien ne leur enlèvera leur génie propre. Mais le propos est différent. Ici, c’est comme si l’on voyait cette musique se créer devant nous. Les techniciens diront sûrement que l’inégalité des registres de ce vieil instrument joue en faveur de cette plus grande caractérisation de chaque plan sonore, de ce meilleur rendu des contrastes. Ce serait faire peu de cas de l’absolue nécessité de la mise en place de chaque note. On a souvent parlé de l’influence du bel canto dans la musique de Chopin, de son amitié pour les plus grands chanteurs de l’époque, les plus grands interprètes de Bellini – dont la cantilène semble trouver un impossible équivalent dans son piano - pardon : dans sa musique pour piano. Planès, cela semble aller de soi, nous fait entendre ces phrases nées de la fréquentation des Rubini et autres Viardot ; mais ce n’est jamais avec l’ostentation du professeur. Quelle différence cela fait ! Non, nous ne sommes pas en 1842, dans ce salon Pleyel de la rue Rochechouart, nous n’avons pas cette prétention puérile. Alain Planès ne le croit pas plus que nous ; il ne cherche pas même à nous le faire croire. Et c’est peut-être finalement cette conscience qui lui permet de se détacher de ce qui, chez d’autres, resterait à l’état de mission documentaire, pour atteindre à cette terrible nudité, à cette évidence du nécessaire, qui, à coup sûr, devaient être celles du compositeur.
Entrer dans les détails de chaque œuvre gravée sur ce disque n’aurait de sens que pour une critique en bonne et due forme. D’autres l’ont d’ailleurs déjà fait, mieux que je ne saurai le faire moi-même. Nous tenions simplement à rendre ici hommage à un poète hors du commun, Alain Planès, plus qu’à Chopin lui-même. Car de ce dernier, même sans l’avoir encore entendu comme ça, on savait un peu ce que la musique était, loin des joliesses dans lesquelles trop de mélomanes le cantonnent encore, loin de cette mélancolie, de ces larmoiements, de cette faiblesse qui accablent trop de ses interprétations. Une inquiétude, oui ; et une nostalgie aussi, mais baudelairienne, une sensibilité sombre et puissante. « Chapeau bas, messieurs… »
JJG