mardi 3 novembre 2009

Playing a Pleyel

« … n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? »
Paul Valéry, Eupalinos ou l’architecte.


Architecture. Ce n’est pas le mot qui vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on pense musique. Composer, c’est pourtant faire œuvre d’architecte, même si les matériaux sont ici sonores. Quant à l’interprète, quel architecte il doit être pour donner forme, et donc vie, à l’œuvre qui sans cela, difforme à proprement parler, ne serait pas même l’ombre d’une idée – tout au plus, l’ombre d’une ombre, bonne à laisser au fond de la Caverne. Trouver – retrouver plutôt – les structures pour mieux les donner à sentir, à entendre, à comprendre (une compréhension sans mots, bien entendu). Et construire le discours, ce parcours où les sons vont devoir trouver leur sens, leur logique, leur beauté aussi, qui naît avec elle. Les dynamiques sont ici essentielles, dynamiques en termes d’intensité sonore – et dieu sait que le piano en est friand : il le porte dans son nom d’origine, piano forte ! – ou de couleurs, dynamiques dans l’énergie qui propulse une phrase pour indiquer à l’auditeur où elle va, et pourquoi elle y va. Bienheureux le mélomane qui se laisse entraîner dans ce chemin périlleux, innocent des affres de celui par lequel le son se fait, par les doigts duquel le chemin se matérialise. Il ne sait pas quels doutes doivent assaillir son guide à chaque pas, avant chaque décision. Quel son ? Quelle nuance ? Quelle ligne adopter ? Comment enchaîner ces misérables notes pour leur donner leur réelle présence, pour qu’elles prennent réellement corps ? Certains, on le sait, passent outre cette ascèse ; la morale n’est pas leur fort, et les doigts règnent en maîtres. Mais à ne jouer que les notes, la musique finit par se perdre.
Dans son tout récent disque Chopin, le pianiste français Alain Planès réalise un miracle comme on en entend trop peu. Un poète parle, et parle haut. Simple, mais haut. Choisissant de retrouver les vestiges du maître lui-même, il joue un programme inspiré de l’un des trop rares concerts que donna Chopin. C’était un certain 21 février 1842, dans les salons Pleyel, 20 rue Rochechouart à Paris – un lundi, à 8 heures du soir, nous indique la Gazette. De quoi se remettre un peu dans l’imaginaire propre du compositeur-interprète, loin des sacro-saintes intégrales que l’on se croit obligé de nous asséner aujourd’hui. De fait, quelques Préludes, Etudes et Mazurkas s’enchaînent sans souci de respect pour les numéros d’opus, les ordres d’apparition dans la suite d’un cycle. Il se permet même ici de jouer les éléments d’un même opus dans un ordre contraire à celui de leur publication ! Comme Chopin…
Mais la clé ultime de ce monde qui s’ouvre ici à nous, c’est peut-être dans le choix du piano qu’il faut la chercher. Un Pleyel de 1836, tout semblable à ceux que Chopin devait lui-même avoir l’habitude de jouer, riche de cette sonorité qu’il avait très certainement dans l’oreille – même si, en toute bonne logique, les quelque 170 ans qui nous séparent de l’époque où cet instrument fut fabriqué, nous obligent à prendre son rendu sonore comme un témoignage, non pour une certitude. C’est pourtant de ce Pleyel qu’Alain Planès tire l’essentiel de son inspiration. Tout ici ouvre à de nouveaux horizons d’écoute, vers des structures que l’on n’aurait pas soupçonnées sur d’autres claviers, et sous d’autres doigts. De fait, le clavier, entendons-nous bien, n’est pas le sésame suffisant. D’autres se sont déjà essayé à ces reconstitutions, que leurs doigts, leur imaginaire, leur sensibilité n’ont pas su mener à un tel résultat. Planès, lui, il faut le croire, était davantage prêt à ce voyage – question de technique, d’imaginaire, de sensibilité, de maturité aussi sans doute. Il ne nous dit pas : « écoutez, voyez comme cela devait sonner à l’époque de Chopin ». Plus humble, plus audacieux aussi pourtant, il nous donne à entendre un Chopin tel qu’en lui-même enfin. L’instrument, chez d’autres, fait sentir des limites. On se dit que sur un Steinway moderne, le résultat aurait été plus brillant, plus puissant, plus éclatant – et sans doute plus prévisible aussi. Planès, lui, a oublié le Steinway de ses études et a fait sien ce Pleyel, dont ses doigts semblent n’être qu’une partie, quelque improbable milieu – on voudrait hasarder : medium. D’emblée, les structures se dévoilent, limpides, évidentes, obvies. Le chemin que prend chaque ligne, la dynamique de chaque contre-chant ont la force du nécessaire. Jamais (et on connaît son Chopin, d’oreille, de doigts aussi) on n’aura entendu cette musique se construire devant nos yeux (l’œil de l’oreille…) avec cette assurance tendre et ferme à la fois. La douceur n’est pas mièvrerie salonnarde. La puissance n’est pas excitation de broyeur d’ivoire romantique. Ce n’est pas que Cortot, François, Perlemuter et consorts se trouvent d’un coup balayés, relégués à quelque fantaisie de l’humeur, la leur – aussi fidèle, aussi juste que possible, mais certainement pas aussi originale. Avec eux, sous leurs doigts, Chopin semblait bel et bien revivre. Rien ne leur enlèvera leur génie propre. Mais le propos est différent. Ici, c’est comme si l’on voyait cette musique se créer devant nous. Les techniciens diront sûrement que l’inégalité des registres de ce vieil instrument joue en faveur de cette plus grande caractérisation de chaque plan sonore, de ce meilleur rendu des contrastes. Ce serait faire peu de cas de l’absolue nécessité de la mise en place de chaque note. On a souvent parlé de l’influence du bel canto dans la musique de Chopin, de son amitié pour les plus grands chanteurs de l’époque, les plus grands interprètes de Bellini – dont la cantilène semble trouver un impossible équivalent dans son piano - pardon : dans sa musique pour piano. Planès, cela semble aller de soi, nous fait entendre ces phrases nées de la fréquentation des Rubini et autres Viardot ; mais ce n’est jamais avec l’ostentation du professeur. Quelle différence cela fait ! Non, nous ne sommes pas en 1842, dans ce salon Pleyel de la rue Rochechouart, nous n’avons pas cette prétention puérile. Alain Planès ne le croit pas plus que nous ; il ne cherche pas même à nous le faire croire. Et c’est peut-être finalement cette conscience qui lui permet de se détacher de ce qui, chez d’autres, resterait à l’état de mission documentaire, pour atteindre à cette terrible nudité, à cette évidence du nécessaire, qui, à coup sûr, devaient être celles du compositeur.
Entrer dans les détails de chaque œuvre gravée sur ce disque n’aurait de sens que pour une critique en bonne et due forme. D’autres l’ont d’ailleurs déjà fait, mieux que je ne saurai le faire moi-même. Nous tenions simplement à rendre ici hommage à un poète hors du commun, Alain Planès, plus qu’à Chopin lui-même. Car de ce dernier, même sans l’avoir encore entendu comme ça, on savait un peu ce que la musique était, loin des joliesses dans lesquelles trop de mélomanes le cantonnent encore, loin de cette mélancolie, de ces larmoiements, de cette faiblesse qui accablent trop de ses interprétations. Une inquiétude, oui ; et une nostalgie aussi, mais baudelairienne, une sensibilité sombre et puissante. « Chapeau bas, messieurs… »
JJG

lundi 5 janvier 2009

Chopin et le bel canto

Pour Catherine Jordy.

Ce qui marque le plus profondément Chopin lors de ses premiers voyages à l’étranger, ce sont indéniablement les représentations lyriques auxquelles il assiste à Berlin, Vienne, Dresde ou bien encore Prague. Ce monde, jusqu’alors inconnu de lui, inspirera désormais sa veine profonde. La cantilène, l’art mélodieux et ductile que le meilleur bel canto véhiculait alors, qu’il s’agît de Donizetti, de Bellini surtout, voire de Spontini, de Rossini même, allait structurer sa pensée musicale. On pense trop souvent que ses Nocturnes, ces pièces « inventées » par l’Irlandais John Field et que Chopin transfigura d’emblée, les déniaisant en quelque sorte, sont le lieu où le pianiste tente de retrouver par son seul clavier les sortilèges de ces voix qui lui étaient si chères, Falcon, la Malibran ou la Grisi, en passant par les non moins fameux Rubini et Nourrit. C’est oublier que son œuvre entière se nourrit à cette source, et que même ses Polonaises, même ses Scherzi, et jusqu’à ses Études d’ailleurs, semblent trouver dans le chant la structure que le cadre formel strict ne lui fournit jamais. En effet, Chopin, tout classique qu’il soit dans ses goûts et sa pensée, se débrouille mal des formes préétablies, des cadres donnés ; ses sonates en sont la preuve, dont la carrure, quoique géniale, paraît autrement moins naturelle que celle, par exemple, de sa Fantaisie. C’est que chez lui, c’est la phrase (et les couleurs qui lui sont inhérentes) qui semble structurer l’œuvre et lui donner sa cohérence interne. C’est sans doute en cela que Chopin est un précurseur, un moderne, mais son allégeance à Bach, à Haendel et à Mozart lui auront évité les écueils où une telle esthétique pouvait le faire sombrer, entre maniérisme et inconsistance. L’exemple des traits pianistiques de Chopin sont ici pleins d’enseignement : quand ceux de Beethoven semblent coupés au cordeau et tenir plus de l’embellissement que de la structure propre de la phrase énoncée, quand ceux de Liszt, tout flamboyants qu’ils soient, sentent souvent davantage les doigts que la musique, les traits de Chopin coulent avec une évidence confondante, sans que jamais l’auditeur ne puisse se dire qu’il s’agit là de quelque ornement superfétatoire ou arbitraire. Que l’on écoute la première Ballade des jeunes années ou l’inouïe Berceuse de l’ultime période créatrice : jamais le trait pianistique n’est plaqué ; il est l’essence même du texte en train de se dire. Cette fluidité est en outre d’un naturel qui tient plus du mélisme que de l’articulation, ce qui suffirait à le distinguer de Liszt encore, par exemple, où les traits semblent toujours ressortir à quelque prononciation syllabique. Le bel canto n’a pas toujours su garder les vertus toutes classiques que Chopin en a tiré – et c’est bien en classique qu’il en a tiré le meilleur, rejetant les roulades et autres coquetteries tout extérieures. Perdu à la charnière de deux mondes, entre un art riche mais profond, sans exubérance, et un art flamboyant, entièrement voué aux effets, Chopin était un peu à l’image de son ami Nourrit, ce célèbre ténor face auquel les effets d’un Duprez (l’inventeur de l’ut de poitrine) allaient rendre caducs non seulement l’esthétique, mais la vie même.
JJG

dimanche 11 novembre 2007

Tosca etc.

Comme chez les Bach, on est musiciens de père en fils dans la dynastie Puccini. Le plus ancien membre de la famille dont on ait gardé trace, un Giacomo également, né en 1712, organiste de son état, était un ami du Père Martini. Formé dans la tradition, notre Giacomo sera lui aussi organiste de sa petite ville de Lucques, près de Pise, mais la famille est désormais pauvre et nombreuse : sept enfants, sans compter une fille morte en bas âge ! Le bon bourgeois que deviendra le compositeur de Tosca a connu une enfance fort impécunieuse, jouant çà et là du piano pour gagner quelques subsides, fût-ce dans des maisons borgnes (à l’instar de Brahms quelques années plus tôt). Une bourse lui permet d’aller étudier la musique à Milan, où il fait ses classes sous la houlette bienveillante de Ponchielli. « Curieux type d’étudiant, dira-t-il toutefois du génie en herbe : tous les jours, il m’apporte deux pages de musique, mais avec tant de taches d’encre que je n’ai pas le courage de les regarder ! » Mais le chemin emprunté est le bon, et l’élève nonchalant et paresseux s’est mué en étudiant acharné et ambitieux : son Caprice symphonique lui vaudra d’être dispensé de la dernière année de Conservatoire, et son premier essai opératique, Le Villi, écrit pour un concours, lui vaudra la reconnaissance du public – à défaut de celle du jury qui, ne pouvant déchiffrer sa partition, illisible, la rejette sans autre forme de procès ! – et le soutien de Boito. Cet hypersensible était éminemment susceptible devant les critiques, et pouvait s’en trouver abattu pour plusieurs mois. Quelque peu hypocondriaque, il disait que « la vie est un fardeau bien trop lourd à porter », ce qui ne l’empêchait pas de craindre la mort au point de se laisser séduire par des chirurgiens charlatans lui promettant un rajeunissement spectaculaire (en 20 à Berlin, et en 23 à Vienne), sans qu’il ose heureusement jamais passer à l’acte ! Il admirait Mozart, Beethoven (« l’essence de la musique » selon lui), Verdi, mais aussi Wagner – et par-dessus tout le Wagner de Tristan, des Maîtres-Chanteurs et de Parsifal ! – plutôt que ses contemporains Mascagni et Leoncavallo auxquels on l’associe pourtant volontiers, lui qui devait devenir l’apôtre d’une esthétique nouvelle, le Vérisme, ce Naturalisme transposé à la musique. C’est pourtant son fond Romantique qui transparaît le plus évidemment de ses œuvres, comme l’a remarqué Oscar Wilde, qui disait de lui : « C’est un Musset qui écrit avec des notes. » Car les sentiments et la vie qui foisonnent dans ses œuvres (« Quand j’écris un opéra, j’ai besoin de donner le sens de la vie ») restent essentiellement lyriques, et si ses personnages sont bien désormais ceux de la vie de tous les jours, souvent issus d’un milieu modeste (de Cio-Cio San à Minnie, en passant par Rodolpho et Mimi, et jusqu’aux bateliers de la Seine dans La Houppelande), son réalisme est toujours mâtiné d’une poésie inhérente à son harmonie audacieuse (Ravel admirait sa palette orchestrale, et Schönberg lui-même disait apprécier Tosca) et son sens extraordinaire du continuum scénique (hérité d’Otello et Falstaff, mais aussi des dernières oeuvres de Wagner). Si le compositeur ressent avec « une passion désespérée » comme il le dit lui-même, l’homme est beaucoup plus posé : très vite embourgeoisé grâce au succès de sa Manon Lescaut, il semble ne connaître d’autres plaisirs que ceux de la bonne chère (son diabète l’obligera à se réfréner de ce côté-là), la chasse et des gadgets que lui offre la modernité : automobiles et bateaux pour l’essentiel, profitant d’une vie paisible en hédoniste satisfait de son pré carré, plus enclin aux bons mots obscènes et grossiers (quelques épigrammes de son cru montrent sa verve rabelaisienne) qu’aux conversations salonnardes et mondaines (« Sono tanto orso » dira-t-il de lui-même). La mondanité, d’ailleurs, ne l’assomme pas seulement : elle le rend malade à l’avance ! Cela expliquera en partie sa haine de Paris (même s’il recherchera toujours la reconnaissance du public parisien, le plus important selon lui après celui de la Scala) et des voyages que la création de ses opéras lui occasionne souvent. On a longtemps glosé sur son rapport avec les femmes : il enlève Elvira, mariée à l’un de ses meilleurs amis, et vivra avec elle jusqu’à la fin de ses jours, l’épousant même (pour régulariser la situation de leur fils Antonio) en 1904, à la mort du mari. Mais après cette ruade bien peu conforme à son tempérament, Puccini, que l’on dit si vert, restera toujours très lié à son épouse, même après que sa jalousie maladive eut entraîné le suicide d’une de leurs bonnes, accusée à tort qui plus est. Seule sa relation avec l’Anglaise Sybil Seligman, cantatrice élève de Tosti à Londres, épouse d’un riche homme d’affaire, sera le contrepoint durable (leur amitié durera quelque vingt ans) d’une existence finalement fort banale et en tout point conforme. Conforme jusque dans son suivisme politique, qui lui vaudra les attaques des musiciens « alliés » lors du conflit de 14-18, ainsi que celles de Toscanini, qui lui reproche d’accepter les honneurs que lui propose le régime mussolinien (titre de "Senator del Regno" – qu’il modifiera en celui de "Sonator" ! – et honorariat de facto dans le parti fasciste).

mercredi 10 octobre 2007

Après Metz...

D’un certain vérisme


Ce terme désigne une école artistique italienne, littéraire et musicale essentiellement, axée sur la représentation de la réalité quotidienne et des problèmes sociaux. Issus du Naturalisme français, ces courants trouvent en Ruggiero Leoncavallo (1858-1919), dont Paillasse fit la gloire, et Pietro Mascagni (1863-1945), célèbre à 26 ans avec Cavalleria Rusticana, ses représentants les plus marquants. Puccini a immédiatement fait figure de nouveau chef de file vériste, dépassant ses collègues par la richesse de son orchestration et son génie dramatique. Mais s’il est vrai que ses situations sont des plus réalistes, que ses personnages sont ceux de la vie de tous les jours et que leurs problèmes ont un côté trivialement humain, son langage musical reste d’un raffinement et d’une poésie qui dépasse de très loin les « misérables petits cris humains » qui ont un temps semblé être le sceau de l’Ecole Vériste. Car, de fait, le Vérisme ne se contente pas de situations ancrées dans le quotidien des gens normaux : il impose à l’artiste un langage qui cherche lui aussi à s’adapter à cette nouvelle population à laquelle il s’adresse. Ainsi verre-t-on surgir une abondance d’effets musicaux simplifiés, plus propres à toucher un public moins cultivé, moins policé, que l’on aura tôt fait de qualifier de vulgaires et racoleurs. Le génie de Puccini est d’avoir refusé cette collusion entre des situations populaires et un style « grand public », et sa musique ne tombe que fort rarement dans de tels excès expressionnistes (quelques « cris » au deuxième acte de Tosca tout au plus) ; même son Tabarro, si proche de Paillasse par sa situation, par son action et ses personnages, montre qu’il n’est aucunement besoin de répudier les artifices les plus raffinés de son art pour donner à sentir les situations les plus brutales, voire les plus vulgaires. Dans La Traviata, Verdi portait sur scène une histoire extraordinairement vériste, sans jamais abdiquer ses principes musicaux. A l’inverse, l’ultime Puccini, chantre du vérisme aux yeux du public (sinon aux siens propres), trouve quelques-unes de ses plus géniales inventions dans le moins vériste de ses sujets, la très féerique Turandot !
JJG

mercredi 3 octobre 2007

A l'occasion des Troyens de Genève...

Berlioz écrivain



Ne pouvant vivre des seuls revenus de sa musique, Berlioz se voit très tôt contraint de « feuilletonner » dans des revues aussi diverses que le Correspondant, la Revue européenne, le Courrier européen, la Gazette musicale de Paris, ou encore le Journal des débats. Toujours à se plaindre de ce travail qui l’éloigne de la composition, Berlioz saura profiter de cette tribune pour promouvoir l’art nouveau. Dans une époque où les cabales font ou défont les carrières, avoir la possibilité de s’exprimer ainsi est un véritable pouvoir, que Berlioz exercera plus de 30 ans. Sa plume, il est vrai, n’est pas simplement celle d’un spécialiste, qui connaît de l’intérieur ce dont il rend compte : elle est d’une qualité littéraire remarquable, vive, acérée, subtile, acerbe, bouillonnante et enflammée, pleine de verve et d’invention (ce que ses livrets ne laissent pas toujours sentir). Il a l’art rare de saisir en quelques traits (cruels parfois, mais jamais injustes) l’élément distinctif qui permet au lecteur de se faire une idée non seulement précise, mais surtout inoubliable. Ses trois recueils d’articles A travers chants, Les grotesques de la musique, Les soirées d’orchestre sont d’une richesse narrative inouïe, Berlioz ne se contentant pas de rendre compte, mais jouant à faire son Hoffmann (n’avait-il pas songé à publier ses Soirées d’orchestre sous le titre Les contes de l’orchestre ?), mettant en scène de véritables personnages, doubles plus ou moins fidèles de lui-même (« Est-ce parce que certaines gens sont fous qu’ils s’occupent de musique, ou bien est-ce la musique qui les rend fous ?… ») où s’expriment tour à tour Florestan et Eusébius. Rien ni personne n’est épargné, pas même les grands de ce monde (« Un roi d’Espagne, croyant aimer fort la musique, se plaisait à faire sa partie dans les quatuors de Boccherini ; mais il ne pouvait jamais suivre le mouvement (…). Effrayés du désordre produit par le royal archet [les autres concertants] firent mine de s’arrêter : - Allez toujours, cria l’enthousiaste monarque, je vous rattraperai bien.. »). Leur lecture permet en outre de relativiser certaines idées préconçues que l’on a souvent sur l’art de Berlioz compositeur, sur son goût pour le gigantisme, par exemple, ou bien encore sur le « bruit » de son orchestre : on découvre en effet un Berlioz épris de finesse musicale (l’art des chanteurs allemands, opposés aux hurleurs dont le public apprécie la seule puissance sonore), d’intimité (ses vues sur la taille des salles de concerts et leur acoustique), voire sur les effets d’orchestre (« A la mesure X, il faut laisser tomber une pile d’assiettes ; cela produit un excellent effet », ironise-t-il au sortir d’un spectacle)… Ses Mémoires, publiés à titre posthume, valent eux aussi autant par leur qualité littéraire que pour la mine documentaire qu’ils renferment.
JJG

dimanche 9 septembre 2007

Une idée de la profondeur en peinture - Vermeer et Wotan

C’est au musée de Francfort que l’on trouve le célèbre Géographe de Vermeer. Depuis l'adolescence, je trouve à l’œuvre de Vermeer une fascination que je n'ai jamais su m'expliquer vraiment. La découverte de Proust ne devait pas être étrangère à cette fascination, que la lecture du Réelles présences de Steiner devait ranimer durant mes années de prépa. Depuis peu, j’essaie de voir ses tableaux au fil de mes voyages, Londres, Berlin, Dresde, et plus récemment, Francfort. 
Or, à New York, j'ai cru remarquer une chose aussi étrange que difficile à expliquer, et plus difficile encore à faire admettre. J'ai cru en effet avoir découvert la raison de mon rapport à Vermeer, si différent de celui que je pux avoir aux autres peintres, si géniaux qu’ils soient. Déambulant dans le Musée Frick, j’aperçus en effet au loin, dans une salle sur laquelle débouchait le couloir où je marchais, un Vermeer à côté duquel se trouvait un autre Hollandais. Etait-ce Le Concert interrompu ou La Dame et sa servante, je ne sais plus. Tout ce dont je me souviens, présent et vif comme si je venais d’en faire l’expérience, c'est d'avoir précisément senti alors la différence qu’il y a entre une œuvre qui vous invite à entrer dans son univers, qui vous happe et vous arrache de votre point de vue, et l’œuvre qui se contente de s’imposer à vous, de venir, par sa beauté et sa perfection même, prendre possession de votre propre monde. Différence entre le creux qui s’ouvre pour vous appeler à sa propre dimension, et ce qui se contente (c'est déjà beaucoup, me dire-vous) de vous enrichir, certes, mais en vous laissant à votre place. Ce dernier, au mieux, vous « scotche », comme on dit. La perfection « scotche ». L’imparfait ne « scotche » pas, ou pas de la même manière. Mais il peut davantage vous ouvrir les fenêtres de son propre univers, et vous sortir de vous-même. Il y a là extase, au sens le plus étymologique.
L’idée me plut, même si je me rends compte qu’elle ne fonctionne peut-être que pour moi. Mais quand un critique musical parle d’une voix rouge, d’un timbre pâle, est-il plus facilement compris ? Et la musique, justement, devait me conforter dans cette théorie : une récente réédition des enregistrements de Félia Litvinne me fit découvrir cette artiste qu’on disait exceptionnelle, et que les techniques d’enregistrements de l’époque ne surent pas capter correctement – la voix était trop grande, trop riche. Et pourtant, j’ai été plus que surpris quand j'ai commencé à entrevoir pourquoi je trouvais sa Mort d’Isolde si formidable malgré les conditions acoustiques terrifiantes. Suis-je à ce point tordu ? Le fait est qu’une fois encore, j’avais l’impression que cette Isolde m’entraînait à elle, Sirène d’un genre nouveau, au lieu de se contenter de me combler de son chant. Comme chez Vermeer, l’appel était flagrant.
Mais alors, pourquoi "Wermeer et Wotan" ? C'est qu'en découvrant le Géographe au musée de Francfort, c’est comme si soudain, je me suis rendu compte que tous les livres que j’avais pu lire sur Vermeer ne m’avaient pas donné à voir la bonne œuvre, l’œuvre dans toute sa complexité et sa profondeur. De fait, je voyais là soudain, dans l'immédiateté naturelle à l'image, comme une évidence, un condensé de l'essentiel de ce que Wagner avait tenté de mettre dans sa Tétralogie : l’histoire de Wotan.
Avec son globe au-dessus de lui, le géographe/Wotan tient son compas à la main, un compas qu’il ne pose pas sur le papier mais garde suspendu, suspendu à son regard vers le lointain. Ce lointain (temporel plus que spatial) qu’il tente d’embrasser, de comprendre, d’imaginer. Peut-être pas tant de comprendre que de façonner, à vrai dire. Son regard à travers la fenêtre opalescente est comme ce dialogue/monologue du deuxième acte de la Walkyrie, quand Wotan, parlant à sa fille, se parle à lui-même, parle à sa propre conscience, mettant des mots sur du ressenti pour en faire ressortir plus clairement l’ordre et la rationalité. Mais à vouloir l’inconnu, l’impensé, il/on se heurte à l’incommunicable. Comme ce géographe devant son papier blanc, le regard sur un horizon pas même encore visible, Wotan cherche à imaginer un autre monde, qu’il pense devoir (pouvoir ?) réécrire. Mais justement, c’est pour échapper à ce monde régi par ses propres lois car créé par lui qu’il cherche la nouveauté. Et réécrire lui-même le scénario de ce nouveau monde, ce serait risquer de retomber une fois encore dans le même problème. Il lui faut donc imaginer la manière de mettre en œuvre ce nouveau monde sans pour autant lui imposer sa marque, un monde où il ne serait plus le tenant des règles – et partant, leur prisonnier. Les terres connues sont rejetées hors du champ du tableau peint, et le monde est rangé sur une vieille armoire. Le démiurge est à l’œuvre.
JJG

samedi 8 septembre 2007

Les Amours d'Astrée et de Céladon

D'où vient que le dernier film de Rohmer nous semble plus exaspérant encore que d'ordinaire ? Du décalage constant entre l'attendu et ce que le cinéaste nous propose, sans doute. De fait, tout ce film semble n'être qu'un grand et pesant décalage. Si c'est voulu, alors chapeau bas, Maître - même si l'on peut se permettre de douter du bien fondé d'une telle entreprise.
Pourquoi, par exemple, confier un texte aussi délicat, aussi raffiné (dans l'esprit du moins, car le texte dit propose quelques surprenantes entorses à la langue chaste et châtiée à laquelle le cinéaste nous a habitués, nous y reviendrons) à des acteurs incapables de le dire avec grâce et naturel - à l'exception remarquable du formidable de Jocelyn Quivrin ? Le moindre mot sonne faux, le parasitage de "e" muets en fin de phrases (du genre : "Il va venireuh") côtoyant un irrespect arbitraire du respect des "e" muets au sein de ce qui semble pourtant être autant de vers blancs. Les chants aussi (celui d'Astrée, surtout, il est vrai) sont de véritables épreuves pour l'oreille, rappelant trop outrageusement les inflexions et les tics de nos jeunes Staracadémisables pour n'être pas souhaités par le réalisateur, c'est évident. Mais pourquoi ? Pourquoi tant de haine ? Et pourquoi malmener le français lui-même, quand on se targue de faire revivre l'une des perles de la littérature précieuse ? Certes, les ruptures de constructions, les anacoluthes et autres effets du même genre étaient non seulement fort goûtés de l'époque, mais tout bêtement autorisés par une langue pas encore aussi sclérosée que celle que nous ont léguée le XIXe siècle et l'ami Littré. Mais un tel fourre-tout aussi mal emballé (on ne peut s'empêcher de penser à quelque spectacle de patronage) peut-il sincèrement convaincre un public cinéphile ? De même que les amateurs d'opéra aiment encore voir Caballé sur les planches, même s'ils ne retrouvent absolument rien de ce qui fit sa gloire il y a quelque vingt ans maintenant, de même les idolâtres de Rohmer doivent-ils retrouver là le souvenir de ce qui fut le cinéaste de génie que l'on sait pour ressortir les yeux émerveillés de ce qui, disons-le, restera assurément l'un des pires pensums de cette rentrée 2007.
JJG.