Pour Catherine Jordy.
Ce qui marque le plus profondément Chopin lors de ses premiers voyages à l’étranger, ce sont indéniablement les représentations lyriques auxquelles il assiste à Berlin, Vienne, Dresde ou bien encore Prague. Ce monde, jusqu’alors inconnu de lui, inspirera désormais sa veine profonde. La cantilène, l’art mélodieux et ductile que le meilleur bel canto véhiculait alors, qu’il s’agît de Donizetti, de Bellini surtout, voire de Spontini, de Rossini même, allait structurer sa pensée musicale. On pense trop souvent que ses Nocturnes, ces pièces « inventées » par l’Irlandais John Field et que Chopin transfigura d’emblée, les déniaisant en quelque sorte, sont le lieu où le pianiste tente de retrouver par son seul clavier les sortilèges de ces voix qui lui étaient si chères, Falcon, la Malibran ou la Grisi, en passant par les non moins fameux Rubini et Nourrit. C’est oublier que son œuvre entière se nourrit à cette source, et que même ses Polonaises, même ses Scherzi, et jusqu’à ses Études d’ailleurs, semblent trouver dans le chant la structure que le cadre formel strict ne lui fournit jamais. En effet, Chopin, tout classique qu’il soit dans ses goûts et sa pensée, se débrouille mal des formes préétablies, des cadres donnés ; ses sonates en sont la preuve, dont la carrure, quoique géniale, paraît autrement moins naturelle que celle, par exemple, de sa Fantaisie. C’est que chez lui, c’est la phrase (et les couleurs qui lui sont inhérentes) qui semble structurer l’œuvre et lui donner sa cohérence interne. C’est sans doute en cela que Chopin est un précurseur, un moderne, mais son allégeance à Bach, à Haendel et à Mozart lui auront évité les écueils où une telle esthétique pouvait le faire sombrer, entre maniérisme et inconsistance. L’exemple des traits pianistiques de Chopin sont ici pleins d’enseignement : quand ceux de Beethoven semblent coupés au cordeau et tenir plus de l’embellissement que de la structure propre de la phrase énoncée, quand ceux de Liszt, tout flamboyants qu’ils soient, sentent souvent davantage les doigts que la musique, les traits de Chopin coulent avec une évidence confondante, sans que jamais l’auditeur ne puisse se dire qu’il s’agit là de quelque ornement superfétatoire ou arbitraire. Que l’on écoute la première Ballade des jeunes années ou l’inouïe Berceuse de l’ultime période créatrice : jamais le trait pianistique n’est plaqué ; il est l’essence même du texte en train de se dire. Cette fluidité est en outre d’un naturel qui tient plus du mélisme que de l’articulation, ce qui suffirait à le distinguer de Liszt encore, par exemple, où les traits semblent toujours ressortir à quelque prononciation syllabique. Le bel canto n’a pas toujours su garder les vertus toutes classiques que Chopin en a tiré – et c’est bien en classique qu’il en a tiré le meilleur, rejetant les roulades et autres coquetteries tout extérieures. Perdu à la charnière de deux mondes, entre un art riche mais profond, sans exubérance, et un art flamboyant, entièrement voué aux effets, Chopin était un peu à l’image de son ami Nourrit, ce célèbre ténor face auquel les effets d’un Duprez (l’inventeur de l’ut de poitrine) allaient rendre caducs non seulement l’esthétique, mais la vie même.
JJG
Ce qui marque le plus profondément Chopin lors de ses premiers voyages à l’étranger, ce sont indéniablement les représentations lyriques auxquelles il assiste à Berlin, Vienne, Dresde ou bien encore Prague. Ce monde, jusqu’alors inconnu de lui, inspirera désormais sa veine profonde. La cantilène, l’art mélodieux et ductile que le meilleur bel canto véhiculait alors, qu’il s’agît de Donizetti, de Bellini surtout, voire de Spontini, de Rossini même, allait structurer sa pensée musicale. On pense trop souvent que ses Nocturnes, ces pièces « inventées » par l’Irlandais John Field et que Chopin transfigura d’emblée, les déniaisant en quelque sorte, sont le lieu où le pianiste tente de retrouver par son seul clavier les sortilèges de ces voix qui lui étaient si chères, Falcon, la Malibran ou la Grisi, en passant par les non moins fameux Rubini et Nourrit. C’est oublier que son œuvre entière se nourrit à cette source, et que même ses Polonaises, même ses Scherzi, et jusqu’à ses Études d’ailleurs, semblent trouver dans le chant la structure que le cadre formel strict ne lui fournit jamais. En effet, Chopin, tout classique qu’il soit dans ses goûts et sa pensée, se débrouille mal des formes préétablies, des cadres donnés ; ses sonates en sont la preuve, dont la carrure, quoique géniale, paraît autrement moins naturelle que celle, par exemple, de sa Fantaisie. C’est que chez lui, c’est la phrase (et les couleurs qui lui sont inhérentes) qui semble structurer l’œuvre et lui donner sa cohérence interne. C’est sans doute en cela que Chopin est un précurseur, un moderne, mais son allégeance à Bach, à Haendel et à Mozart lui auront évité les écueils où une telle esthétique pouvait le faire sombrer, entre maniérisme et inconsistance. L’exemple des traits pianistiques de Chopin sont ici pleins d’enseignement : quand ceux de Beethoven semblent coupés au cordeau et tenir plus de l’embellissement que de la structure propre de la phrase énoncée, quand ceux de Liszt, tout flamboyants qu’ils soient, sentent souvent davantage les doigts que la musique, les traits de Chopin coulent avec une évidence confondante, sans que jamais l’auditeur ne puisse se dire qu’il s’agit là de quelque ornement superfétatoire ou arbitraire. Que l’on écoute la première Ballade des jeunes années ou l’inouïe Berceuse de l’ultime période créatrice : jamais le trait pianistique n’est plaqué ; il est l’essence même du texte en train de se dire. Cette fluidité est en outre d’un naturel qui tient plus du mélisme que de l’articulation, ce qui suffirait à le distinguer de Liszt encore, par exemple, où les traits semblent toujours ressortir à quelque prononciation syllabique. Le bel canto n’a pas toujours su garder les vertus toutes classiques que Chopin en a tiré – et c’est bien en classique qu’il en a tiré le meilleur, rejetant les roulades et autres coquetteries tout extérieures. Perdu à la charnière de deux mondes, entre un art riche mais profond, sans exubérance, et un art flamboyant, entièrement voué aux effets, Chopin était un peu à l’image de son ami Nourrit, ce célèbre ténor face auquel les effets d’un Duprez (l’inventeur de l’ut de poitrine) allaient rendre caducs non seulement l’esthétique, mais la vie même.
JJG